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Frère Toufik, le disciple inconnu de saint Charbel

Musulman converti au Christ alors qu’il ne savait pas encore écrire, Toufik a mené une vie exceptionnelle entre la Syrie et le Liban, dans le dénuement le plus total, multipliant les grâces et les conversions, à l’exemple de son bien-aimé saint Charbel.

Frère Toufik dans sa cellule à Brad / © J.-C. Antakli
UNE ENFANCE AU PLUS PRÈS DE DIEU

Toufik Agib naît en 1959 dans un village montagneux de Syrie, Harf al-Masitir, au sein d’une fratrie alaouite de quatre frères et d’une soeur. Musulmane, sa famille est très pauvre et décide de s’installer au Liban, à Beyt-Shabab, alors que le jeune garçon n’a que six ans. Le niveau social ne s’améliorant pas, Toufik n’est pas scolarisé mais placé comme apprenti boucher le matin et gardien de brebis l’après-midi. Il ne touche pas de salaire, mais uniquement des pourboires, quelques dizaines de piastres qu’il s’efforce d’économiser. Car le petit Syrien a deux secrets.

Le premier, c’est qu’il écrit en cachette avec des bouts de craie des lettres qu’il ne connaît pas, tapi sous les fenêtres de l’école du village. Quand l’institutrice découvre son manège, elle lui propose de lui apprendre à lire. Le second, d’une tout autre dimension, est qu’il a rencontré Jésus à l’âge de cinq ans, assis par terre sur la place de son village en Syrie, puis au Liban où il entend parler des saints. Il pense nuit et jour au Christ et à sa tendre mère, Marie. Dès qu’il a assez économisé, l’enfant prend un taxi pour se rendre à Annaya, haut lieu de prière et de pèlerinage dédié à saint Charbel qu’il vénère. Parfois, il va même jusque dans la Vallée sainte de Qadisha pour goûter à la paix et à la sérénité qui règnent dans les lieux de prière troglodytes. Il y reste deux ou trois jours, couchant à la belle étoile, ne se souciant de rien sinon d’être en présence de Dieu. Quand les religieux s’aperçoivent de sa présence, ils appellent un taxi pour le ramener auprès de ses parents.

 

TOUT PERDRE POUR TOUT GAGNER

Toufik demande le baptême à l’âge de 19 ans. Puis il part faire son service militaire dans l’armée syrienne où il s’engage pendant quatre ans, puisqu’il n’a ni diplôme ni emploi. Déjà très charitable, il utilise sa solde pour aider des enfants dans le besoin à poursuivre leurs études. Lui aussi s’instruit et gravit vite les échelons. Démobilisé, il se lance dans les affaires où il réussit brillamment. Il vit la grande vie, cette vie qui allie insouciance et débauche, mais n’oublie jamais de partager le fruit de sa réussite matérielle avec ses salariés et collaborateurs.

Un jour, c’est le déclic ! Lassé de son mode de vie, le jeune entrepreneur décide de tout arrêter, de donner ses biens aux pauvres et de rejoindre Jésus là où il l’attend depuis toujours. À Ghassanieh, sur le littoral syrien non loin de Lattaquié, il entre dans un monastère où prière, jeûne et service aux autres se vivent dans le plus grand dépouillement. Alors qu’il goûte un peu à la vie d’ermite, son statut de musulman converti semble embarrasser tout à la fois l’Église et l’islam.

Le jeune homme part alors à Damas où il découvre la maison de la voyante Myrna dans le quartier chrétien de Soufanieh, là où la Vierge Marie et son Fils apparaissent depuis 1982. Dans la capitale syrienne, il fait aussi la rencontre des pères Elias Yaacoub et Elias Zahlaoui qui deviennent ses conseillers spirituels. Toufik décide de vivre un an dans la communauté du père Yaacoub (dans le Hauran), mais il aspire trop à vivre seul, en ascète, selon l’érémitisme des premiers siècles du christianisme, à l’image de saint Charbel : « Quitter le monde, pas contre le monde, ni par peur du monde, mais par amour pour Celui qui nous a tout donné. » Il s’installe d’abord sous une tente en plastique, puis dans une cabane en bois, au coeur de la forêt. Ses journées ne sont que prières, adoration, méditation. De rares visiteurs viennent le consulter : des pauvres, des malades qui le sollicitent pour des guérisons physiques et spirituelles. L’ermite offre leurs souffrances au Seigneur et des grâces sont accordées, troublant et surprenant la communauté chrétienne qui vit autour. « Je suis sollicité, oui, et parfois je ne sais pas exactement pour quelle raison ; mais, plus important que la cause de l’intercession, il y a la certitude que Dieu exauce toujours », affirme-t-il. En effet, les semaines passent et les miracles, dûment enregistrés, se multiplient, jusqu’à asseoir la notoriété de Toufik bien au-delà des frontières de la région.

 

UNE VIE LIBRE ET JOYEUSE

L’évêque maronite d’Alep, Mgr Anis Abi Abad, manifeste le désir de le rencontrer et lui propose un ermitage à Brad, près du tombeau de saint Maron vénéré par tous les maronites. Toufik accepte et revêt la robe monastique en 2008, au cours d’une cérémonie émouvante. Un décret épiscopal le reconnaît comme ermite. Il vit dans l’archidiocèse maronite d’Alep, avec la bénédiction de son évêque, mais sa soif de solitude est telle que même à Brad, dans ce désert aride, il ne supporte pas de vivre dans une maison traditionnelle. Aussi construit-il de ses mains un ermitage, loin du village. Il tire l’eau par une fissure dans un rocher et passe son temps en prière, cultivant quelques légumes pour survivre, alimenté en lait et fromage par ses amis kurdes. Son influence à Brad s’étend grâce à sa forte ressemblance avec le vénéré saint Charbel, mais aussi parce qu’il accueille et écoute tous ceux qui, comme lui, ont quitté l’islam et embrassé la lumière du Christ.

Sa capacité à se détacher de tout fait de lui l’homme le plus libre du monde, reprenant à son compte les mots de saint Augustin : « Je suis assis sur le trône du monde, je ne possède rien, donc je n’ai plus peur de ne rien perdre. » Chaque jour, sa joie éclate dans cette pièce nue. Contre le mur en béton, on distingue une toile de jute froissée de la grandeur d’un homme, un drap de coton roulé en boule et une pierre ronde et lisse comme oreiller. Il n’importe, car frère Toufik dort très peu. Il prie. Son grabat est protégé par une Vierge et deux crucifix avec, en guise de chevet, quatre ou cinq livres dont une bible noire et Soufanieh, le dernier ouvrage du père Zahlaoui. Sous la fenêtre, un peu plus loin dans un cadre, Notre Dame de Soufanieh sourit, posée sur le dernier moellon d’un escalier de fortune. Elle est entourée de petits bouquets de fleurs sauvages et un tapis de pétales de roses s’étale tout autour, jusqu’au tabernacle placé sur un carton recouvert de jute devant une brassée d’épis de blé. Je le revois encore, sa longue barbe, deux yeux noirs et brillants, presque fiévreux, ressemblant tellement à saint Charbel dans sa vieille bure élimée, nous dire alors qu’il est dépossédé de tout : « Je suis le plus heureux et le plus riche des hommes, mon ami ! »

 

L’ESPRIT SAINT POUR SEUL COMPAGNON

Frère Toufik poursuit ainsi sa vie austère, jusqu’à la guerre. Le Front al-Nosra composé de salafistes djihadistes encercle la région au milieu des années 2010, tuant, massacrant, violant, vidant le nord-est de la Syrie de ses habitants pacifiques et tolérants. Pendant un temps, le disciple du Christ reste, envers et contre tout, protégé par la communauté kurde. Mais un jour, Mgr Anicé lui intime l’ordre de quitter Brad et de venir auprès de lui à Alep, au foyer des maronites. Toufik obéit, déchiré à l’idée de quitter cette région à majorité musulmane où le Seigneur l’avait conduit. La situation n’est pas meilleure à Alep où l’évêché est bombardé, des églises sont dévastées et profanées, et Mgr Anicé blessé. Par miracle, Télé-lumière (télévision chrétienne libanaise) organise leur exfiltration. L’ermite de Brad est accueilli comme une bénédiction par la communauté monastique de la Résurrection à Beyrouth mais, bien vite, il demande à être éloigné du monde et du bruit qui le distrait.

Il s’installe alors dans le modeste ermitage de Fatka, totalement isolé et à flanc de montagne aride, d’où il contemple l’immensité bleue du ciel et de la Méditerranée. De nuit comme de jour, hiver comme été, son intense vie spirituelle n’est guidée que par l’Esprit Saint. Il lui donne ses intuitions et sa clairvoyance pour soulager, guérir, écouter et guider ceux qui ont recours à lui. L’homme intériorise ce miracle permanent dont il ne se sent pas digne et en fait le centre de sa prière. Dans sa grande humilité, il n’a de cesse d’aller vers le plus extrême dénuement pour laisser le Christ creuser en lui toute sa place, au point de s’oublier lui-même : « L’essentiel est dans ce choix de vie que je considère comme une grâce que Dieu a voulue pour le salut de mon âme, et probablement comme une voie pour tous ceux qui souffrent, afin que, par mon témoignage et ma vie d’ermite, les gens qui ne croient pas finissent par croire… »

Frère Toufik s’éteint en janvier 2021. Après sa mort, de nombreux témoignages très émouvants viennent enrichir la liste de ses guérisons que Mgr Anicé avait pris soin, à son insu, de consigner lorsqu’il était dans ses différents ermitages.

 

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Jean-Claude et Geneviève Antakli ont rencontré frère Toufik dans son ermitage à Brad. Ils sont les auteurs de Saint Charbel, l’ermite du Liban (Le Parvis, Hauteville) et Dieu existe. Ses merveilles étincellent sous nos yeux (Le Parvis, Hauteville).

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