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Notre Dame du Mont-Carme, la plus belle femme d'Ibiza

Chaque 16 juillet, l’île d’Ibiza, comme de nombreuses villes côtières du monde, fête Notre Dame du Mont-Carmel, patronne de la mer.

Notre Dame du Mont-Carmel portée par les fidèles à travers les rues dʼIbiza. / © Marie-Ève Bourgois

Ibiza, « l’île blanche » de la Méditerranée, est particulièrement connue pour ses soirées festives et son ambiance survoltée. Sur cette île espagnole des Baléares, située au large de Valence, nombreux sont les touristes du monde entier qui viennent ici passer quelques jours de parenthèse divertissante pour oublier autant que possible un quotidien parfois difficile à gérer. L’été, la fête bat son plein, l’argent et l’alcool coulent à flots, de jour comme de nuit, du lundi au dimanche. Les rues de la capitale Eivissa sont noyées sous une masse de vacanciers trop alcoolisés, parfois presque entièrement dénudés, à la recherche d’un bonheur éphémère, présumé caché dans les plaisirs frivoles de la vie.

Ce que l’on sait moins, et pour cause, c’est que l’île rend un hommage retentissant à Notre Dame du Mont-Carmel, célébrée en juillet lors des Festes de la Mare de Déu del Carme. Le 16 du mois, plusieurs communes côtières (Portitxol, Eivissa, Sant Antoni de Portmany, etc.) célèbrent la Virgen del Carmen, la patronne des marins. Il m’a été donné de vivre ce jour unique dans la capitale de l’île , « par hasard » et de façon tout à fait exceptionnelle.

 

LA VRAIE FÊTE

Lors de la réservation de mon billet d’avion pour Ibiza , quand mes vacances initiales ont été annulées, je ne savais pas vraiment ce qui m’attendait sur place. Puis j’ai croisé une religieuse argentine venue passer quelques jours sur l’île, soeur Ana de Jésús, membre de la congrégation des Sœurs Servantes de Jésus. « Dieu a un plan pour toi ! » m’a-t-elle soufflé en anglais avec un sourire communicatif lors de la procession qui suivait la Vierge du Carmel, juste avant d’embarquer.

Quelques heures plus tôt, une grande messe était célébrée dans l’église paroissiale des marins d’Ibiza, connue sous le nom de Saint-Elm, située tout proche du port de la capitale. Cette célébration a eu lieu en présence de l’évêque de l’île, de nombreux prêtres, des membres du club nautique de la ville, mais aussi des représentants de la police et de la mairie. « Récemment, les nouvelles nous ont appris qu'entre janvier et juin, plus de trente-huit corps sans vie ont été retrouvés dans les eaux et sur les plages de nos îles », a indiqué l'évêque, Vicente Ribas Prats, exhortant les chrétiens à la compassion. En juillet 2024, le pape François avait lui-même souligné, lors d’une audience générale, l’importance de Notre Dame du Mont-Carmel comme guide et protectrice des marins et des pêcheurs : « Notre Dame du Mont-Carmel est une étoile qui guide ceux qui recherchent la paix et la sécurité dans leur foi. » La messe achevée, la statue de Notre Dame du Mont-Carmel , dont le pied est entouré d’une magnifique couronne de fleurs blanches et roses, était portée par trois femmes et cinq hommes au regard mêlé d’autant de fierté que d’inquiétude à l’idée qu’une mésaventure puisse gâcher la journée. Quand les porteurs arrivèrent à la porte de l’église, les applaudissements d'une foule compacte et joyeuse retentirent, la banda reprit ses airs entraînants qui résonnaient quelques instants plus tôt dans les rues de la ville. La fête pouvait commencer !

 

LA REINE D’IBIZA

Sous nos yeux, la statue de la Vierge à l’ Enfant, lourdement vêtue, d’une simplicité et d’une beauté troublantes au coeur de cette ville de débauche, descend les marches du perron, la première en chemin. L’évêque d’abord, puis les prêtres, les représentants des différents corps dʼÉtat et enfin tous les fidèles la suivent, portés eux-mêmes par une foi invisible. Les musiciens continuent d’entraîner ce peuple de fidèles sur un chemin mystérieux vers le Ciel. Et pour un jour, pour une fois, dans les rues étroites décorées de fleurs et de banderoles, la Vierge Marie est la reine d’Ibiza. Avant elle, un ouvreur s ʼassure religieusement que les nombreux objets et fils suspendus n’entravent pas la statue haute d’environ un mètre cinquante. Les passants , quant à eux, surpris pour la plupart, immortalisent cet instant, et arrêtent de vivre, l’espace de quelques minutes, dans la folie du monde. Que se passe-t-il alors dans le coeur de ces curieux, jeunes et moins jeunes, dont beaucoup ne peuvent s’empêcher de laisser apparaître un doux sourire sur leur visage ? Dieu seul le sait. L’évêque d’Ibiza analyse ainsi : « Dans un monde en ébullition où la foi disparaît, à Ibiza, mais aussi ailleurs dans le monde comme en France, il est de notre devoir de résister et de montrer au monde la joie que nous apporte notre foi. Ici , la Vierge du Carmel nous protège tous depuis des siècles… Si vous regardez dans les rues, sur les routes ou dans les maisons , vous verrez des signes de la présence de Marie et de Jésus un peu partout, car notre foi est vivante, pas seulement en ce jour de fête, mais tous les jours de l’année. »

Imperturbable, Notre Dame continue son chemin. Elle s’arrête quelques fois et tangue sur son brancard de procession pour rappeler les vagues affrontées par les marins. Bientôt, elle rejoint le port où des bateaux décorés l’attendent. Après la procession terrestre, la procession sur mer est sur le point de commencer. Alors qu’elle n’est réservée qu’à un petit groupe trié sur le volet, soeur Ana m’attrape le bras et m’entraîne à ses côtés, à travers les contrôles de sécurité. Par la grâce de Dieu, je monte sans difficulté sur l’embarcation qui accueille la banda, amarrée juste à côté de celle où l’on place la Vierge du Carmel. De loin, je crois qu’elle me sourit. C’est le début d’une aventure courte, mais exceptionnelle. En plus des trois ou quatre embarcations officielles, une trentaine de bateaux, du petit canot au yacht luxueux, se suivent dans une ambiance à la fois joyeuse et recueillie. Trente minutes plus tard environ, une gerbe de fleurs est jetée à la mer, en hommage à tous les marins qui y ont perdu la vie. « Viva la Virgen del Carmen ! » s’écrie un marin bientôt imité par les autres. « Viva ! » La musique retentit, forte, belle, et le recueillement laisse place à la joie, celle de savoir que nous ne sommes jamais seuls, dans la vie comme dans la mort. Croisé sur le pont, l’un des policiers en tenue, représentant de son organisation, m’explique sa présence : « Ici, la foi coule dans nos veines. Il n’y a pas de séparation entre l’Église et l’État comme en France. » L’homme me sourit, fier d’être chrétien… Comment ne pas l’être !

 

DES ÉTOILES PLUS BRILLANTES QUE LES AUTRES

Carlos Herrera, curé de la paroisse Sa int -E lm depuis c inq ans , explique : « C’est un honneur pour moi d’être le curé de cette paroisse , parce que je sais que je suis où Dieu me désire… mais c ’est aussi une grâce, car j’accomplis sa volonté. Aujourd’hui, c’est le jour le plus important pour la foi sur l’île. Mais vous verrez , en vous promenant , que l’île a une longue t radition chrétienne derrière elle, tous les villages portent le nom d’un saint ! »

Revenue au port sous les applaudissements de la foule restée à quai, la Mère de Dieu termine sa procession, portée de nouveau vers son point de départ . Une fois déposée dans l’aile droite de l’édifice, elle accueille les fidèles qui se pressent à ses p ieds pour attraper une fleur de sa couronne et l’embrasser, la prier, la remercier. Alors que seuls quelques chanceux pourront obtenir une rose ou un lys, sœur Ana m’obtient un gerbera rose qu’elle me tend : « De la part de la Vierge Marie », me glisset-elle heureuse. Humblement, j’accepte, consciente que bien d’autres auraient aimé avoir ce privilège. Non contente de m’avoir offert une soirée exceptionnelle, une fleur et un éventail à l’effigie de la cathédrale d’Eivissa, la religieuse m’invite ensuite sur le toit de l’église où l’évêque, quelques prêtres, des séminaristes et les religieuses de son ordre sont rassemblés pour un pot de l’amitié. « Par hasard » encore, je rencontre le curé de la paroisse, puis l’évêque, un homme joyeux et accessible, qui me confie gentiment une médaille. Quand la soirée s’achève, Gabriel, un jeune séminariste espagnol, me raccompagne à la porte de l’église : « Que Dieu te protège chaque jour », parvient-il à exprimer dans un français qu’il ne maîtrise pourtant pas. Je repars les bras chargés de cadeaux, mais surtout avec beaucoup d’étoiles dans les yeux ; pas de celles qui brillent l’espace d’une nuit, mais de celles qui laissent une lumière inaltérable pour qui a la chance de les observer.

Si vous visitez un jour l’île d’Ibiza, vous verrez sans aucun doute de jeunes femmes toutes plus belles les unes que les autres. Mais si vous venez sur l’île le 16 juillet, alors ne manquez pas la plus belle de toutes, portée en procession par seize bras tremblants devant le poids d’une tâche bien plus lourd que celui de la statue. La Vierge du Carmel n’a pas besoin de maquillage, de chirurgie esthétique, de vêtements excessivement chers ou de chaussures hautes de quinze centimètres. Elle nous surpasse tous sans mal par son humilité.

Marie-Ève Bourgois

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