Goudji, une œuvre unique et missionnaire
Du 19 octobre au 26 novembre dernier, la mairie du Ve arrondissement de Paris a organisé une rétrospective pour célébrer les 50 ans de l’atelier de Goudji dans la capitale. Retour sur le parcours de ce génie, mi-sculpteur mi-orfèvre, qu’on n’enfermera pas dans un dictionnaire.
NÉ DANS UN ÉTAT MARTYR
La Géorgie de sa naissance, le 6 août 1941, ne pouvait pas le garder dans la prison grise de l’URSS. Le poids de l’Union soviétique est alors accablant pour ce pays que les tsars eux-mêmes écrasent, malgré la religion orthodoxe commune. Deux de ses amis se noient en tentant de quitter le pays à la nage vers la Turquie. Entre montagnes et mer Noire, la résistance aux Russes est inscrite dans la géographie des vallées. Avec l’Arménie et l’Éthiopie, la Géorgie est le plus ancien des royaumes chrétiens, évangélisé par l’apôtre saint André. Le père de Goudji est le Dr Amachoukeli, médecin chef des hôpitaux à Batoumi, port important sur la mer Noire. C’est à l’insu de ce père que Goudji est baptisé.
REFUGE À PARIS
Staline le Géorgien a laissé de profondes blessures dans son pays. Moscou a pourtant reconnu très vite Goudji comme un créateur exceptionnel. Après des études à l’Académie des Beaux-Arts de Tbilissi, capitale de la Géorgie, jusqu’en 1962, il entre à l’Union des artistes à Moscou à 23 ans, plus jeune membre jamais reçu. Il perfectionne son dessin auprès de Choukhaeïev, maître de l’École de Paris en 1920. Il sait désormais que toute oeuvre commence par le crayon et le papier, instruments simples pour donner naissance à l’inspiration. En fait, l’oeuvre sera indépendante du dessin, qui ouvre une porte sans astreindre le créateur. L’idéologie communiste interdit l’usage de métaux précieux en orfèvrerie. L’or et l’argent sont réservés à l’industrie dans ce royaume de l’absurde.
C’est une famille française consacrée aux Beaux-Arts qui va le sauver de l’impasse soviétique : les Barsacq. L’amour naît entre Goudji et Katherine Barsacq, qui travaille à l’ambassade de France, fille du directeur du théâtre de l’Atelier, nièce de Léon Bakst, le décorateur des ballets russes de Diaghilev. Des créateurs habiles et inspirés. Mais l’Union soviétique est une prison. Il faudra cinq ans et l’intervention du président Pompidou pour qu’ils puissent se rejoindre à Paris en 1974. Dans douze ans, il sera chevalier des Arts et des Lettres de la République.
LA CHANCE SOURIT AU TALENT
Deux petites cuillères en argent, ultimes reliques échappées du communisme, suffisent pour démontrer son talent à Hubert de Givenchy en 1975. Embauche, atelier, commandes : Goudji trace sa route. Il a 35 ans. Les meilleures galeries l’exposent ; lui, indifférent aux ventes, voit son oeuvre s’épanouir dans un chemin d’or et d’argent. Les pierres semi précieuses donnent des couleurs, des dents, des griffes et des yeux à un monde fantastique.
Le bestiaire de la Haute Époque trouve une nouvelle jeunesse. Attention : chacune de ses créations est unique. Elle ne sera pas répétée, ni reproduite, même par l’artiste qui l’a imaginée. Une nouvelle inspiration naîtra sur le papier, car tout commence par un dessin, comme à l’entrée à l’école de Moscou. Géorgienne comme lui, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, fait de lui le créateur fidèle de 14 épées d’académiciens, comme celle de Félicien Marceau puis de Christian Poncelet, alors président du Sénat. Jacques Chirac lui commande le cadeau de mariage du roi du Maroc : « Bassin bleu aux fenêtres paysagées d’agate. » Nicolas Sarkozy aussi lui confie d’autres réalisations : l’artiste chrétien est un missionnaire de l’Évangile par ses oeuvres profanes.
L’ÉGLISE EST MÉCÈNE
Mgr Perrier à Chartres, le cardinal Lustiger à Paris le remarquent et lui passent commande avec l’appui de grandes fondations et la générosité de Goudji lui-même. Ses oeuvres deviennent, grâce au culte, à la portée de tous. À Paris, le chandelier pascal et la cuve baptismale s’installent dans la cathédrale Notre-Dame et n’ont pas été détruits par l’incendie de 2019. Mais c’est surtout à Chartres que l’oeuvre de Goudji rayonne, avec plus de 80 objets, depuis la croix du transept jusqu’aux burettes [flacons utilisés pour la célébration de l’Eucharistie]. Aux Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), Mgr Dubost remet entre les mains de Jean- Paul II deux magnifiques oeuvres de Goudji : l’encensoir et la navette de Chartres, qui serviront au Pape pour la messe devant plusieurs centaines d’évêques et une foule immense. Cette réconciliation entre le grand public et la création d’un artiste est une oeuvre d’Église, la plus traditionnelle qui soit. L’évadé de l’URSS ne pouvait être que reconnu et admiré par le pape polonais.
AU SERVICE DES PAPES
Avec la Grande Trappe de Soligny, puis les chanoines réguliers, ce sont de nombreuses communautés qui font confiance à cet orfèvre toujours inspiré. Crosses et croix pectorales, mais aussi les chaires, les autels, les vases sacrés constituent des ensembles autour des grands thèmes du salut. Jaspe, fer forgé, nacre, pierre de Pontijou : des matériaux précieux sans doute, sans être de l’ordre de l’exceptionnel, ni très coûteux. Lourdes, à l’époque où Mgr Perrier y était évêque, s’équipe de 75 stalles, avec l’ostensoir, l’ambon, le ciborium et le tabernacle. L’ostensoir est particulièrement remarquable, l’hostie est entourée par les anges de l’Apocalypse et tenue par les instruments de la Passion, inséparable du Golgotha. L’oeuvre d’1,31 mètre est une contemplation en image. Elle va d’un tabernacle à l’autre selon les processions, objet central de prière pour des millions de fidèles qui adorent Jésus fait Pain de Vie.
Les dominicains, quant à eux, confient à Goudji en l’an 2000 le soin de créer une crosse en hommage à leur frère Mgr Bruguès, évêque d’Angers. Au Luxembourg, en Tchéquie, en Suisse, d’autres chefs d’oeuvre, toujours nouveaux, apportent aux cérémonies une présence contemporaine qui ressemble aux plus belles heures de l’art catholique. Soulignons également que Jean-Paul II a inauguré et clôturé l’année sainte de l’an 2000 avec le marteau jubilaire créé par Goudji. Pour l’occasion, sa chape était tenue par des fermoirs arborant l’agneau pascal – figure classique du Christ –, entouré de douze pierres sur le pectoral qui symbolisent les apôtres. C’est un puissant rappel de l’ornement du grand prêtre d’Israël. Pour l’an 2000, Goudji a ainsi inventé une expression artistique nouvelle, son inspiration restant celle des millénaires de la Révélation.
UN SECRET : LE TRAVAIL
C’est peu dire que Goudji travaille sans cesse. Ses principaux ateliers sont à Montmartre et en Touraine. Avec sa famille Barsacq, il séjourne l’été sur l’île de Bréhat. Il n’a pas le temps de recevoir et sa présence est très discrète. Il a pourtant offert à la kermesse de la paroisse de l’île de Bréhat une aiguière [vase élégant avec anse et bec] d’argent : les estivants qui animent cette fête l’ont aussitôt mise en vente dans une enchère amicale. Sa priorité va à l’Église, avec confiance. C’est d’ailleurs l’Église qui est venue à lui. Elle a reconnu dans la simplicité de son inspiration une lumière d’Évangile. Désormais, elle est la priorité de son atelier : il est devenu un artiste du sacré. Il limite ses contacts, il est habité par ses oeuvres. Parfois, il faut les défendre, comme à Metz, où l’on tarde à comprendre son armoire de cristal présentée dans la sacristie de la cathédrale, ostensoir et coffre-fort des vases sacrés. Goudji prend un temps d’avance dans l’éternité quand Jean-Paul II lui demande la châsse où sera vénéré le saint Padre Pio. Le Pape a déjà un reliquaire du saint capucin dans sa chapelle privée, il s’agit maintenant d’une oeuvre où reposera le corps, visible à la vénération des pèlerins. La châsse doit venir à Saint-Pierre de Rome avant d’être installée dans la crypte de San Giovanni Rotondo, au coeur de l’oeuvre de charité du moine. Le défi est technique. Il est aussi mystique : montrer un saint.
L’INTUITION PREMIÈRE SE VÉRIFIE
« Ma première rencontre avec Dieu est une intrusion dans une église fermée par les gardes du komsomol [nom courant de l’organisation de la jeunesse du parti communiste de l’Union soviétique, ndlr]. Je vois une fresque qui montre Jésus marchant sur les eaux du lac de Tibériade. J’ai voulu comprendre ! » C’est par une oeuvre d’art et non par un livre de catéchisme que Goudji est entré dans la foi. C’est aussi par son oeuvre qu’il fait rencontrer le Christ, et que le Christ fait connaître Goudji. Les oeuvres profanes, même les cadeaux d’État, restent dans les armoires des collections privées, tandis que les objets du culte sont ceux de tout le monde. La liturgie est un acte collectif et public par nature : les créations de l’artiste sont un bien commun, une source de beauté et un éveil de toute prière. L’Église accomplit une mission où le beau et le vrai s’accordent en Jésus, lui qui a appelé Goudji en marchant sur les eaux des tempêtes du monde.
Éric Lebec
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