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Attention à bien distinguer les vrais des faux prophètes

Le père Philippe Cazala, prêtre du diocèse de Paris, vicaire à la paroisse Saint-Médard (Paris 5e), professeur d’exégèse à l’École Cathédrale et au Collège des Bernardins, nous donne des clés pour comprendre le prophétisme.

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Le phénomène prophétique se distingue en Israël de ce qui existait ailleurs dans le Proche- Orient antique. Avant le XIXe siècle, on ne réalisait pas bien qu’il existait des prophètes dans toutes les cultures antiques. On connaissait la Pythie de Delphes et la Sibylle de Cumes, mais le déchiffrement des hiéroglyphes et des écrits cunéiformes ont montré qu’il y avait, dans toute la Mésopotamie, en Égypte comme en Israël, des prophètes dont on conservait les oracles et que les rois consultaient avant de faire la guerre, comme le font encore certains hommes politiques de nos jours en consultant toutes sortes de « voyants ».

La Bible est originale, en ce sens qu’elle condamne sévèrement la divination. C’est la conséquence du monothéisme strict qu’elle professe et cela la conduit à introduire une distinction radicale entre les vrais prophètes à qui Dieu « se révèle » (Nb 12,6) et les « faux prophètes » à qui « Dieu n’a pas parlé », comme Ananie que Jérémie confond et condamne de la part de Dieu (Jr 28,1-17).

La question qui se pose est donc celle du discernement. Comment reconnaître les vrais prophètes ? Au milieu des « bandes de prophètes » (1 Sa 10,5) qui exercent la fonction de père en fils, comme un métier reconnu, le prophète biblique se distingue par un appel personnel de Dieu, en vue d’une mission. Quand Amazias tente de convaincre Amos de renoncer à sa tâche, celui-ci lui répond alors : « Je n’étais pas prophète ni fils de prophète ; j’étais bouvier, et je soignais les sycomores. Mais le Seigneur m’a saisi quand j’étais derrière le troupeau, et c’est lui qui m’a dit : "Va, tu seras prophète pour mon peuple Israël" » (Am 7,14-15).

Le prophète doit être mis à l’épreuve. L’Écriture donne deux critères : il ne peut jamais parler contre la Parole de Dieu déjà révélée (Dt 13,2-4) et ses prophéties doivent pouvoir être vérifiées (Dt 18,21-22). La Bible travaille à faire émerger la figure qui apporte la « Parole de Dieu » qui n’est pas une parole d’homme (2 P 1,20) et qui, une fois mise par écrit, aura une valeur excédant son contexte de promulgation, avec différents niveaux de compréhension des textes inspirés. L’Esprit de Dieu est ainsi à l’oeuvre dans la transmission de la prophétie et même dans les commentaires ou les traductions que la tradition en fera plus tard (Targums, Septante). L’Église considère donc que les Écritures en araméen, en grec et en latin sont inspirées. « Les paroles des prophètes et des apôtres font retentir à nos oreilles la voix du Saint-Esprit » (Dei Verbum n° 21), car l’Esprit agit dans tout le processus communautaire de réception.

C’est ainsi qu’au fil de la révélation, à partir de prophéties qui sont méditées, approfondies et qui se comprennent souvent à différents niveaux, l’attente du Messie se profile et se précise. Les interprétations ultérieures conduisent à une compréhension plus complète, générant en Israël cette attente extraordinaire, par rapport à laquelle chacun est invité à se positionner.

Une authentique parole de Dieu agit en effet comme un révélateur. Le prophète Jérémie explique que ce n’est qu’à travers un rapport à Dieu vrai et honnête que l’on peut discerner la vraie prophétie. Jésus dit la même chose aux pharisiens en soulignant l’importance des dispositions intérieures : « Si Dieu était votre Père, vous m’aimeriez, car moi, c’est de Dieu que je suis sorti et que je viens […]. Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage ? Vous n’êtes pas capables d’entendre ma parole, parce que vous êtes du diable. Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu » (Jn 8,42-47).

L’obscurité de certaines prophéties peut être comprise dans cette perspective. C’est ainsi que Blaise Pascal explique ce clair-obscur où Dieu s’offre ou se dérobe selon que notre coeur cherche l’ombre ou la lumière : « Tout tourne en bien pour les élus, jusqu’aux obscurités de l’Écriture ; car ils les honorent, à cause des clartés divines : et tout tourne en mal pour les autres, jusqu’aux clartés ; car ils les blasphèment, à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas » (Pensées n° 232, éditions Lafuma).

On peut citer à titre d’exemple le cas du roi Sédécias, dernier souverain de Juda entre 597 et 587 av. J.-C., qui multipliait les mauvaises actions et les désobéissances envers Dieu. Deux grands prophètes interviennent alors : Ezéchiel avertit Sédécias et sa maison que, s’ils persévèrent dans le mal, le prince « sera pris au piège, amené à Babylone au pays des Chaldéens, il ne verra pas ce pays et il y mourra » (Ez 12,11-13). Jérémie prophétise de son côté : « Tes yeux verront les yeux du roi de Babylone, il te parlera face à face, et tu iras à Babylone », avant d’affirmer que Sédécias « mourra en paix » (Jr 34,3). Ces deux prophéties semblent obscures et contradictoires : impossible que le roi soit à la fois déporté à Babylone et qu’il ne voie jamais Babylone. Cette apparente incohérence rassure le roi et sa cour qui chassent Jérémie. Mais par la suite, les prophéties concordent de manière tragique. Nabuchodonosor assiège Jérusalem, l’envahit et extermine les deux tiers de la population. Il capture Sédécias, le fait venir enchaîné jusqu’à son camp proche de Babylone où il lui crève les yeux avant de le faire déporter (2 R 25,5). Les deux prophéties sont donc simultanément accomplies. Aveugle et enchaîné, Sédécias peut passer les dernières années de sa vie à réfléchir sur les conséquences de son manque de confiance en Dieu et « mourir en paix ».

Mais les membres de sa cour n’ont pas le loisir de méditer sur leurs fautes, car ils sont tous passés par le fil de l’épée. Jérusalem n’est plus qu’un champ de ruines, le Temple un amas de pierres et les Juifs un peuple en exil, comme l’avaient annoncé les prophètes.

L’obscurité relative des prophéties est aussi une sauvegarde de la liberté et de l’avenir, ainsi qu’une protection contre les forces du mal. La prophétie divine est suffisamment claire pour permettre une reconnaissance et suffisamment obscure pour ne pas gêner le déroulé normal des choses. Grâce à tout cela, le démon est mal comprenant du plan de Dieu : une belle tradition orthodoxe dit par exemple que c’est seulement après s’être acharné contre Jésus que le diable comprend son erreur : il a contribué à envoyer au Royaume des morts celui qui est la « Vie » (Jn 14,6) et qui va le dépouiller.

Les prophéties véritables ne se comprennent vraiment qu’après leur réalisation. Quand ses voix disent à Jeanne d’Arc prisonnière qu’elle va être « libérée en grande gloire », elle comprend sur le moment tout autre chose que ce qui va arriver… Les prophéties sur la venue de Jésus à la fin des temps sont tout à fait de ce type : suffisamment obscures pour laisser l’avenir ouvert, mais remplies de nombreux détails et d’éléments qui semblent anecdotiques, mais qui permettront certainement une reconnaissance ultérieure.

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