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La foi extraordinaire des bâtisseurs de cathédrales

De 1120 à 1350 en Europe, la construction de plus d’une centaine de grandes cathédrales et de quelque 500 églises paroissiales ou monastiques constitue un événement unique dans l’histoire de l’humanité.

Croisées d’ogives au-dessus du chœur de l’abbatiale Saint-Denis, un voûtement typiquement gothique. / © CC0 Wikimedia

Au soir du 15 avril 2019, la cathédrale Notre-Dame de Paris est en flammes. Notre époque, si scientiste, mesure alors dans la tristesse à quel point cet édifice séculaire, ce phare spirituel compte pour la France comme pour le monde entier. De fait, durant 230 ans, l’épopée des cathédrales en Europe forme un événement unique dans l’histoire de l’humanité. Au cours de ce laps de temps somme toute court, plus d’une centaine de grandes cathédrales et plus de 500 églises paroissiales ou monastiques sortent de terre sur notre continent. C’est donc en moyenne près de 25 nouvelles cathédrales et autant d’églises qui voient le jour tous les dix ans.

Vers 1280-1290, les 67 à 70 millions d’Européens possèdent un total de 350 000 édifices cultuels, de la cathédrale immense au petit oratoire, soit une chapelle pour environ 200 habitants, parfois moins. La foi est alors amplement collective. Ces chiffres sont d’autant plus extraordinaires que l’édification d’une cathédrale du XIIe au XIVe siècle nécessite de très longues années : il faut plus d’un siècle pour mener à bien un tel chantier, à condition que l’édifice en construction ne subisse ni écroulements ni incendies, si fréquents au Moyen Âge. Pas moins de 133 années séparent la pose de la première pierre du choeur de l’abbaye royale de Saint-Denis, de son inauguration. Le chantier de la cathédrale Notre-Dame de Rodez (Aveyron) s’étale de 1277 à la fin du XVIe siècle. À cette époque, l’espérance de vie n’excède pas 35 ans. Nos cathédrales romanes puis gothiques ont été édifiées par huit générations de bâtisseurs. Certains chantiers virent se succéder trois ou quatre générations d’architectes, d’ouvriers et de tailleurs de pierre, comme à Cologne (Allemagne) où la construction de la cathédrale est répartie entre 1248 et 1560, ou à Séville (Espagne, de 1402 à 1564). Aucune cathédrale gothique n’a été achevée en une seule génération.

 

À DIEU, RIEN N’EST IMPOSSIBLE

C’est une saga unique par le déploiement de moyens humains, logistiques et techniques mis en œuvre à l’échelle d’un continent entier et pour une durée aussi longue. Ici, il faut parler d’exploit. Des dizaines de millions de tonnes de pierre sont déplacées, sans aucun engin motorisé. Les seules énergies connues sont la force musculaire humaine, l’eau, l’air et le cheval. De surcroît, les bâtisseurs médiévaux ne sont pas les héritiers des architectes de l’Antiquité grecque et romaine. Le haut Moyen Âge (Ve-IXe siècles) a échoué à transmettre le savoir des Anciens, et les créateurs médiévaux sont contraints de repartir à zéro, d’inventer de nouveaux principes géométriques, de forger des techniques de construction appropriées, comme l’arc-boutant ou la croisée d’ogives, ce qui explique, pour une part, la longueur des chantiers. Aucun dessin architectural n’apparaît avant la fin du XIIe siècle.

Dans de telles conditions, comment comprendre le pari fou mais réussi des bâtisseurs ? Il y a d’abord l’aide de Dieu. Sans elle, on mesure mal comment ces hommes seraient parvenus, même avec un acharnement et un dévouement de chaque instant, à surmonter obstacles et catastrophes, à multiplier les initiatives (l’édification des cathédrales ne se fait pas selon un mode successif, mais permanent ; il arrive que deux ou trois chantiers démarrent en même temps) et à dépasser les difficultés matérielles diverses : avant la fin du XVe siècle, il n’existe ni crédit financier ni techniques comptables dignes de ce nom : la bonne marche des chantiers dépend étroitement des entrées d’argent ; si celles-ci viennent à manquer, le chantier s’arrête pour une durée indéterminée... La démarche des bâtisseurs est totalement désintéressée. Nombre d’entre eux ont donné leur vie pour leurs édifices de pierre.

Il y a ensuite une conjoncture démographique et économique favorable. Entre la fin du Xe siècle et les années 1250, la population européenne, désormais débarrassée des attaques des Vikings en particulier, est multipliée par deux. Beaucoup de villes grossissent en taille et en population et profitent d’un exode rural. C’est dans les centres urbains d’importance que sont bâties, presque sans exception, les nouvelles cathédrales :

  • Paris (200 000 âmes au XIIIe siècle),
  • Naples (100 000),
  • Venise et Florence (100 000),
  • Milan (75 000),
  • Gand et Bologne (60 000),
  • Rouen (environ 40 000), etc.

 

Chacune de ces agglomérations est pourvue d’une nouvelle cathédrale (et quelquefois d’autres églises) entre la fin du XIIe et la fin du XIVe siècle. Au XIIe siècle, cinq cathédrales sortent de terre en France (Sens en 1140, Laon en 1155, Paris en 1160, Bourges en 1194, puis Chartres en 1195). Au siècle suivant, les chantiers augmentent radicalement : Soissons et Rouen (1200), Auxerre (1210), Reims (1211), Amiens (1220), Beauvais (1225), Strasbourg (1240), Albi (1282), etc. Les grandes agglomérations deviennent des centres politiques et économiques forts : c’est l’apparition de gouvernements centralisés avec leurs embryons d’institutions. Sur le plan religieux, elles exercent aussi un rôle décisif grâce à l’implantation en leurs murs de véritables complexes épiscopaux (cathédrales, communautés de chanoines, palais de résidence des évêques). Outre leur sens spirituel, les nouvelles cathédrales marquent la puissance de l’Église à travers le tissu urbain en expansion.

 

VOIR ET TOUCHER LA « LUMIÈRE »

L’épopée des bâtisseurs est encore surprenante à plus d’un titre. Les dimensions des nouvelles cathédrales dépassent tout ce que la main de l’homme avait fabriqué jusqu’alors. Or, malgré l’essor urbain et l’augmentation du nombre des citadins, dans bon nombre d’endroits, les nouvelles cathédrales, en raison de leur taille, semblent disproportionnées eu égard aux capacités foncières locales. Au XIIIe siècle, toute la population d’Amiens (10 000 habitants) tient à l’intérieur de la nouvelle cathédrale dont la superficie couvre 7 700 m² ! À titre de comparaison, la ville de Tours faisait environ six hectares de superficie, et Avignon quatre hectares et demi. Pourquoi a-t-on cherché à construire de tels édifices ? Si nous plaquons artificiellement nos manières de pensée sur cette époque, nous ne comprendrons rien au cheminement des bâtisseurs. En effet, loin de vouloir intégrer les cathédrales dans un paysage urbain, comme le font les architectes actuels, leurs prédécesseurs médiévaux visent à célébrer la gloire de Dieu pour qui rien n’est ni trop grand ni trop haut.

Certains ont émis l’idée que ces bâtisseurs, leurs commanditaires et les évêques cherchaient coûte que coûte des exploits techniques faisant preuve d’une audace sans borne pour surpasser en luxe et en dimensions ce qui existait déjà dans les autres villes. Mais ce n’est pas ainsi qu’il convient d’observer notre épopée médiévale. La démarche des bâtisseurs est bien spirituelle. Ces derniers voient en chaque cathédrale la maison de Dieu, où sont conservées la « cathèdre » (le fauteuil réservé à l’évêque diocésain) et les reliques des saints. Aussi, dans leur optique, tout doit être mis en œuvre pour que les fidèles accèdent aux réalités invisibles à partir des matériaux utilisés. « Dieu est Lumière », dit saint Bernard au XIIe siècle. Par la statuaire, la peinture et le vitrail désormais omniprésent dans les édifices grâce à l’élévation magistrale des parois murales doivent être une catéchèse matérielle et servir à l’élévation des regards et des cœurs vers la Lumière incréée. C’est là aussi la philosophie du moine Suger, comparant la lumière physique à une « émanation de Dieu » et menant à bien les sublimes travaux dans son abbaye de Saint-Denis.

L’augmentation croissante de la hauteur sous voûte prouve l’universalité de cette démarche : de 24 mètres à Laon, on passe à 30 mètres à Soissons, puis 35 mètres dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, 38 mètres à Reims, 42 à Metz, pour atteindre 48 mètres à Beauvais. Et la Providence ne fait jamais les choses à moitié ! « L’art français » (opus francigenum), qui deviendra ce que nous appelons « l’art gothique » aujourd’hui et qui influencera énormément toutes les formes artistiques européennes, s’épanouit à partir du XIIe siècle dans un rayon de 150 kilomètres autour de Paris. Pourquoi une telle concentration ? Sans entrer dans trop de détails, disons que la période féodale marque l’essor unique et prestigieux de la dévotion rendue à la Vierge Marie à travers l’Occident latin, notamment grâce à la spiritualité des moines cisterciens puis, au XIIIe siècle, des ordres mendiants, franciscains, dominicains et carmes. Marie est désormais celle en l’honneur de qui l’immense majorité des nouvelles cathédrales sont érigées. Des facteurs théologiques et canoniques accompagnent cette grande vague mariale. Dès 1025, le synode d’Arras autorise les bâtisseurs à peindre des images sur les parois des édifices pour l’enseignement des fidèles. Désormais, la pierre des cathédrales porte à la connaissance de tous la Révélation biblique, la vie de Jésus et l’histoire des saints pendant plus de 450 ans, jusqu’à ce que l’imprimerie ne vienne à la fin du XVe siècle remplacer ce mode de savoir. Voir et toucher : tel est le désir commun aux croyants contemporains des cathédrales gothiques. Voir de ses yeux de chair les épisodes de la vie terrestre du Seigneur ; voir aussi Jésus dans le sacrement de l’Eucharistie : c’est au XIIIe siècle qu’apparaît l’élévation de la patène contenant l’hostie consacrée, après les paroles de consécration, suivie au XVe siècle par celle du calice contenant le sang du Christ. Toucher les reliques saintes des amis de Dieu : cathédrales et églises sont pensées comme d’immenses reliquaires dans un moment de l’histoire où le culte des reliques est au fondement de toutes les routes de pèlerinage à travers le monde chrétien. La construction de la Sainte-Chapelle à Paris par Saint Louis en demeure l’un des plus fameux exemples.

 

UNE PROFONDE FOI COLLECTIVE

Dès avant 1200, les chantiers se multipliaient déjà dans les réseaux monastiques de l’Europe du Nord-Ouest. Cluny et ses 1 400 communautés religieuses européennes au XIIIe siècle, puis Cîteaux et ses 343 « filles » (monastères masculins et féminins) à la mort de saint Bernard (l’ordre en possédera un millier un siècle plus tard) ont étendu leur influence à travers tout le continent en créant abbayes et prieurés, dont certains constituent de véritables lieux de pouvoir. L’abbaye bénédictine du Mont-Saint-Michel et l’abbaye de Saint-Denis en région parisienne sont deux exemples frappants du génie des constructeurs monastiques de l’époque. Foyers spirituels et lieux de création artistique, les abbayes préparent la voie, d’une certaine façon, aux chantiers des cathédrales. Ces familles monastiques qui, jusqu’à l’essor urbain du XIIe siècle, assurent l’éducation et les soins prodigués aux nécessiteux, et à qui nous devons pour une bonne part la physionomie de nos paysages grâce à leurs défrichements, ainsi que les premières granges, les celliers, les digues et les canaux, se sont considérablement enrichies depuis le XIe siècle.

Après 1200, ces ordres contemplatifs prennent acte d’un fait nouveau : les chantiers urbains, gérés et suivis par les évêques et leur chapitre, naissent aux coins de l’Europe, aidés, comme nous l’avons vu, par un contexte humain et économique favorable. Désormais, une part toujours plus importante des dons de la noblesse passe des abbayes aux évêques. Louis VII, roi de France, donne 200 livres pour le chantier de la cathédrale parisienne ; en 1210, Philippe Auguste offre également 200 livres à la cathédrale de Chartres ; Saint Louis consacre une fortune estimée à 40 000 livres pour bâtir la Sainte-Chapelle (et 40 000 autres livres pour l’achat des reliques de la Passion), etc. Mais dans la continuité, moines et clergé diocésain partagent le même désir : servir Dieu et dire l’Évangile dans la beauté des pierres. On glose ici et là sur l’enrichissement des religieux de ce temps. C’est oublier que si, effectivement, les revenus du haut clergé progressent, c’est en grande partie grâce à la ferveur spirituelle de tous, du roi au laboureur, chacun contribuant à sa mesure à la gloire de Dieu. 

Les constructeurs, souvent de géniaux artistes restés volontairement anonymes, accompagnent des projets architecturaux décidés par le clergé. En cela, ils sont l’expression d’une impulsion spirituelle qui concerne tous les hommes de leur temps, où chacun exerce un rôle précis dans le processus de construction : évêques, chanoines, prêtres, religieux, responsables municipaux, artisans, confréries de négociants, guildes diverses, tailleurs de pierre, sculpteurs, maçons, menuisiers, etc. Si les cathédrales sont signes de la puissance des évêques, elles le sont tout autant de la vigueur avec laquelle le peuple des baptisés prie le Dieu de Jésus-Christ. Et leur génie, pourtant exprimé avec des connaissances techniques rudimentaires, est parvenu à faire un exploit : aucune cathédrale ne ressemble à une autre ! Rappelons aussi que les bâtisseurs ont ouvert des chantiers dont ils étaient certains de ne pas en voir le terme. Une telle démarche, quasiment inconnue dans le monde actuel, s’explique par une foi partagée : les hommes ont le sentiment d’appartenir à une société unie et réglée par Dieu, que les responsables servent. La mobilité géographique des maîtres et des ouvriers, qui vivent dans des « loges » – sortes de confréries de professionnels – et qui voyagent parfois de ville en ville, aboutit peu à peu à créer une « internationale » de l’art gothique. Des échanges toujours plus nombreux s’établissent après les années 1200-1250 entre bâtisseurs, dont le savoir technique est diffusé souvent discrètement au gré de leurs pérégrinations, le long des routes européennes.

Bâtir une centaine de cathédrales en à peine plus de deux siècles, avec des moyens techniques limités, est à vue humaine pure utopie. Mais ces entrepreneurs ont la foi chevillée au corps. Rien ne semble ralentir leur élan. Seule la guerre de Cent Ans (de 1337 à 1453) met un coup d’arrêt temporaire à leurs aventures qui se poursuivent, pour certaines, jusqu’au début du XVIe siècle. Et, à ce moment de l’histoire, Dieu aide la nature et les hommes. C’est le « petit optimum médiéval » climatique : le temps se réchauffe en Europe du Nord-Ouest, favorisant cultures agraires, flux économiques, essor démographique, allongement de l’espérance de vie et ralentissement ou même disparition des cycles de disette. La durée de cette nouvelle ère climatique coïncide parfaitement avec celle de la construction des cathédrales ! Lorsque prend fin la grande vague d’édification, le « petit âge glaciaire » fait lentement son apparition, amenant sur le continent hivers rigoureux et pluies abondantes...

Cette aventure unique dans l’histoire n’aurait jamais eu lieu sans l’enthousiasme populaire à l’échelle européenne pour le Dieu de Jésus-Christ. C’est une vague de fond qui ne ressemble à aucune autre. Toutes les catégories sociales sont concernées, du prince au plus humble travailleur agricole. Association, émulation, entraide, telles sont les expressions sociétales qui caractérisent l’ère des bâtisseurs. Mais il ne s’agit pas d’un simple « effet de groupe » ou de l’addition des talents et des moyens matériels de chaque citoyen. C’est à la suite du Christ que le peuple de Dieu marche. Lieu de prière et de sociabilité, centre de pèlerinage et d’accueil, espace artistique de premier plan, la cathédrale du Moyen Âge dresse un pont entre les fidèles et le Christ, présent dans son Église, dans ses sacrements, dans la liturgie. Pour les hommes de ce temps, elle est l’anticipation de la Jérusalem d’en haut. Pour nous, elle demeure le signe tangible que les hommes sont capables du meilleur lorsqu’ils marchent à la suite du Christ.

Patrick Sbalchiero

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