Une cathédrale protégée par le Ciel
Nos cathédrales ne sont pas éternelles. L’incendie de 2019 qui a manqué de détruire Notre-Dame de Paris nous l’a rappelé. Pourtant, depuis plus de huit siècles, cette « vieille dame » a échappé miraculeusement à de nombreuses catastrophes.
Notre-Dame de Paris a plusieurs fois failli connaître le sort d’autres édifices religieux, victimes de catastrophes, naturelles ou pas, de la guerre ou encore de la sottise humaine. Notre cathédrale a été élevée sur les ruines de l’église Saint-Étienne, datant des Mérovingiens, à compter de 1161. Le premier incident se déroule le 14 août 1218, veille de l’Assomption. Un voleur, désireux de s’emparer des candélabres précieux disposés sur l’autel, s’introduit nuitamment dans le sanctuaire par les toits. Un système de cordes doit lui permettre de prendre les chandeliers au lasso, de les remonter un à un, puis de s’enfuir avec. Mais les cierges sont allumés, et la nef tendue de draperies de soie. Le feu prend aux tentures, incendie charpente et combles, détruisant arcs-boutants et vitraux. Les experts contemporains s’interrogent pour savoir jusqu’à quel point le bâtiment de Maurice de Sully a été endommagé. L’essentiel du gros oeuvre est sauf mais, vers 1230, des travaux de restauration modifieront l’apparence de Notre-Dame de Paris.
D’autres cathédrales n’ont pas cette chance et finissent, parfois à plusieurs reprises, dévorées par les flammes : Cantorbéry en 1174, Chartres en 1194, où l’inestimable relique de la chainse (la chemise) de Notre Dame, offerte par l’impératrice Irène de Byzance à Charlemagne, est épargnée car mise à l’abri dans la crypte, tandis que le feu s’étend à la ville, arrachant ce cri aux chroniqueurs : « Très grande fut la douleur de voir pareille église brûler et s’effondrer. » La cathédrale romane de Reims flambe en 1207, permettant l’élévation de l’actuelle cathédrale gothique, victime elle aussi d’un autre incendie, en 1481, par la faute d’un maître verrier ayant contrevenu aux consignes de sécurité et laissé son fourneau à plomb allumé dans les combles… L’incendie de la cathédrale de Noyon en 1293 détruit toute la ville, hormis l’église Saint-Pierre et les maisons fortes des Templiers et Hospitaliers, en pierre. Même désastre à Sens en 1184, entraînant là encore la destruction de la moitié de la ville. La cathédrale de Strasbourg joue de malchance : elle flambe en 1136, 1140, 1150, 1176, 1298, 1384, 1565, 1568, 1569, 1624, 1654, 1759 et en 1870, par fait de guerre.
Ces désastres répétés tiennent à la négligence humaine – des ouvriers travaillant dans la charpente y mett ent involontairement le feu, ce qui sera encore le cas de la cathédrale de Nantes en 1972 – ou à la foudre qui, faute de paratonnerre, tombe évidemment sur l’édifice le plus haut… Elle frappe la fameuse aiguille de la cathédrale de Rouen en 1514 qui s’effondre en brisant les voûtes, s’abat sur Saint-Étienne de Bourges en 1550, puis sur Saint-Étienne de Châlons-en-Champagne le 19 janvier 1668. En s’écroulant, la flèche détruit tout jusqu’à la crypte. Les dégâts sont estimés à plus de 500 000 livres, somme énorme, couverte en quelques mois par un immense mouvement de solidarité, chacun mettant généreusement la main à la poche, de l’évêque à la famille royale en passant par les riches abbayes champenoises. Troyes est frappée en 1700 et 1782, le feu du ciel tombant sur la statue de saint Michel, puis Rouen quelques années plus tard,en 1822, Chartres en 1836. Notons que , quelle que soit l’étendue des dégâts, on reconstruit ces cathédrales, plus belles encore.
LA PROTECTION DE NOTRE DAME
Face à cette série de feux incontrôlables pour les moyens de leur temps, Notre-Dame de Paris, avec le seul accident de 1218, fait figure de privilégiée, protégée par Celle dont elle porte le nom. On ne compta aucun incident notable jusqu’au XVIIIe siècle, tant clergé et rois veillent sur un bâtiment marial associé à la célébration des fastes de la monarchie, mariages royaux ou victoires éclatantes. Vient l’âge des Lumières, le gothique est passé de mode, les chanoines se plaignent que la nef soit sombre, ce qui entraîne la suppression des vitraux remplacés par des verrières transparentes. Seuls les rosaces, les trumeaux et les tympans sont épargnés, alors que la flèche est démontée lors des travaux exécutés par Soufflot en 1756 et qui mutilent la cathédrale. Mais cela n’est rien comparé à ce qui l’attend… La Révolution confisque Notre-Dame. En 1793, dans un grand mouvement de vandalisme républicain, l’on décapite les souverains de la galerie des rois de Juda, histoire de leur faire connaître le sort de Louis XVI. Il faut attendre des travaux dans les années 1970 pour les retrouver au milieu de gravats enfouis et les mettre au musée. Toutes les statues du portail connaissent le même sort, mutilées et brisées à coups de marteau et de burin, sauf la Vierge du trumeau du portail du cloître, que les démolisseurs, par respect ou superstition, n’osent toucher.
En cet hiver 1793, tout culte est interdit en France sous peine de mort, et l’on en instaure un nouveau : celui de la déesse Raison incarnée, dit-on, par une prostituée qui siège à moitié nue sur l’autel profané de la cathédrale, dans une mise en scène sciemment blasphématoire. Cette divinité de pacotille ne trouve pas de dévots et, lorsque la Terreur est finie, à l’été 1794, on cherche une affectation à l’édifice, toujours soustrait au culte, car toute restauration du catholicisme semble impossible. Notre-Dame est transformée en dépôt pour l’armée, et l’intendance y entrepose les barriques de piquette destinées aux troupes. Les verrières n’y survivent pas, les carrioles qui sillonnent la nef achèvent l’enfoncement du pavage et les gravats s’accumulent dans tous les coins, accélérant la décrépitude du bâtiment. Au moins le fait de servir d’entrepôt, donc de conserver une utilité pratique, épargne-t-il à la cathédrale d’être vendue comme bien national et démolie dans la foulée, comme le seront Notre-Dame de Cambrai, Notre-Dame-en-Cité d’Arras, Notre-Dame de Boulogne, Notre-Dame de Tulle, Saint-Vincent de Mâcon, Saint-Eutrope de Saintes, Saint-Étienne d’Agen, détruites entre 1796 et 1835, car jugées impossibles à restaurer.
L'INTERVENTION DE LA PROVIDENCE
Il s’en faut de peu que Notre-Dame s’ajoute à la liste tant elle est en piteux état. Le sacre de Napoléon, le 2 décembre 1804, lui assure un sursis et quelques travaux d’urgence tout juste bons à faire illusion mais pas à assurer sa sauvegarde. Son avenir semble compromis dans un Paris qui se réinvente en ce premier tiers du XIXe siècle et qui, pour lotir, n’hésite pas à raser par dizaines des sanctuaires admirables laissés à l’abandon depuis la Révolution. Tout laisse supposer que Notre-Dame finira ainsi. L’émeute anticléricale de février 1832 qui pille le palais épiscopal attenant, pour « punir » Mgr de Quelen d’avoir autorisé les messes pour le repos de l’âme du duc de Berry, fils du roi Charles X et assassiné en 1820, manque de lui donner le coup de grâce. La sacristie est saccagée. On songe à la détruire quand le jeune Victor Hugo publie son roman Notre-Dame de Paris, faisant de la cathédrale la véritable héroïne de son histoire, ce qui la sauve in extremis. L’engouement pour le Moyen Âge devient tel qu’il n’est plus question de détruire ces monuments gothiques que l’on méprisait, faisant une obligation aux pouvoirs publics de les sauver. En 1844, Louis-Philippe, amoureux sincère du patrimoine, s’emploie à sauver la cathédrale. Les travaux de restauration sont confiés à Viollet-le-Duc qui les mène à terme en 1864, s’ingéniant – ce qui est nouveau – à tout refaire à l’identique, ou à ce que l’on tient pour tel. Dégagée de l’enchevêtrement de ruelles et bâtisses médiévales qui l’étouffaient lors des travaux de Haussmann, Notre-Dame ressurgit, tel un joyau extrait de sa gangue. Napoléon III y célèbre en grandes pompes le baptême de son fils unique, le prince impérial.
Mais cette affiliation aux célébrations du régime honni couplée à une réaction d’anticléricalisme propre à la Commune font de Notre-Dame l’une des cibles des insurgés au printemps 1871. Fin mai, pendant la « Semaine terrible », tandis que les troupes versaillaises reprennent Paris, ils décident, se sachant vaincus, de brûler la capitale et de disparaître sous ses ruines. On minimise aujourd’hui l’épisode, accusant non les communards mais des « agents versaillais » d’avoir mis le feu aux Tuileries et à l’hôtel d’Orsay, afin de faire disparaître archives et documents compromettants pour le régime. Les « pétroleuses », ces militantes aux abois qui auraient allumé des incendies volontaires aux quatre coins de la capitale, seraient un fantasme de la droite bourgeoise forgé pour nuire à la gauche révolutionnaire. Ce qui est sûr, c’est que des engins incendiaires sont bel et bien découverts dans Notre-Dame, qu’ils ont été allumés mais se sont éteints spontanément sans causer de dégâts. Les uns parleront de miracle, d’intervention de la Providence ; les esprits forts parleront de dispositifs volontairement sabotés. Ce qui importe, c’est que la cathédrale évite de nouveau une catastrophe. Elle échappe également à un raid allemand le 11 octobre 1914, puis deux ans plus tard, aux tirs de la Grosse Bertha, énorme canon dont les obus portent jusqu’à Paris. La décision, en août 1944, du commandant militaire de désobéir aux ordres de Hitler, qui exige le dynamitage de tous les monuments parisiens, la sauve, une fois de plus.
VICTIMES DE LA FOLIE HUMAINE
Au XXe siècle, les édifices religieux sont devenus des cibles comme les autres. Les détruire peut aussi bien relever d’une supposée nécessité stratégique que simplement d’une volonté de porter atteinte au moral ennemi. L’acharnement de l’artillerie allemande contre Reims qui, dès septembre 1914, écrase la cathédrale sous une pluie d’obus s’explique ainsi, la cathédrale des sacres incarnant l’âme de la France. L’erreur sera de ne pas imaginer le scandale provoqué tant en France qu’à l’étranger par ce vandalisme boche, cette barbarie assumée qui discrédite l’Allemagne sur la scène internationale et mobilise les donateurs, derrière Rockefeller, en vue de sa reconstruction. Il faudrait aussi pleurer sur les cathédrales de Verdun et de Soissons, bombardées sans pitié pendant la Première Guerre mondiale ; ou Noyon, au coeur de l’opération Alberich en 1917. À Saint-Dié, en 1944, le commandant allemand jure qu’il ne mettra pas le feu à la cathédrale. Quatre-vingts ans après, les Déodatiens commentent, ironiques : « Un homme de parole ! Il n’a pas mis le feu, c’est vrai. Il l’a dynamitée. » N’en reste qu’un tas de ruines… Les Malouins connaissent le même drame lorsque, en août 1944, la marine allemande puis l’artillerie américaine s’acharnent sur Saint-Malo, spécialement sur la cathédrale Saint-Vincent dont la restauration sera interminable, à croire que les édifices du culte passent en dernier. Chartres échappe de justesse au même sort, alors que les Américains, lors de la libération de la ville, avaient envisagé de bombarder la cathédrale où étaient postés des tireurs d’élite. Autres victimes, à l’étranger, de la Seconde Guerre mondiale, la cathédrale Saint-Paul de Londres et celle de Coventry, victimes des bombardements du Blitz, et celle de Saint-Étienne de Vienne, liée à la gloire des Habsbourg, durement frappée en 1945.
Nombre de bâtiments religieux sont aujourd’hui voués à la disparition, parce qu’ils ne correspondent plus aux critères esthétiques d’une époque, aux nécessités de leurs utilisateurs, aux règles de sécurité, ou tout simplement parce qu’on ne juge plus utile de les entretenir. Et la malveillance, en sus de la négligence qui explique encore nombre d’accidents, est désormais un autre péril à prendre en considération. L’incendie allumé volontairement par un bénévole de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes en juillet 2020 l’a prouvé. Mais au terme de cette longue liste de désastres, une lueur demeure… car, pour avoir échappé à tant de risques, de catastrophes, de guerres, de révolutions et, bien sûr, aux flammes de 2019, il est évident que Notre-Dame de Paris jouit depuis toujours d’une protection vraiment spéciale.
Anne Bernet
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