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Comment se libérer des addictions ?

Le père Éric Jacquinet aide depuis de nombreuses années les personnes souffrant d’addictions à s’en libérer. Auteur de Libre pour aimer, sortir de la pornographie (éditions de l’Emmanuel), il a donné plus de 40 conférences sur le sujet.

© CC0 Area publik, pxhere
POUR COMMENCER, POURRIEZ-VOUS NOUS DIRE CE QU’EST UNE ADDICTION ?

Éric Jacquinet : Les premières addictions ont été repérées au Moyen Âge, avec les jeux dans les tavernes. Ce n’est donc pas nouveau ! Aujourd’hui, on considère qu’il y a deux grands types d’addictions :

  • les addictions avec produits : au tabac, au sucre, à l’alcool, à la nourriture (boulimie), aux différentes drogues et substances hallucinogènes, etc.
  • les addictions sans produit, que l’on dit « comportementales » : aux écrans (chat, jeux vidéos, pornographie, etc.), au travail, au sport, au jeu, l’anorexie, etc.

Dans les deux cas, le mécanisme est le même : le cerveau est stimulé par la dopamine, l’hormone du plaisir. Rappelons aussi qu’une addiction est la convergence de trois éléments :

  • une personne souffrant de facteurs fragilisants liés à son histoire (traumatisme, abus, deuil, etc.) ;
  • un produit ou une action addictogène ;
  • un facteur déclenchant (stress, fatigue, culpabilité, échecs relationnels, professionnels, solitude, etc.).

L’addiction est toujours une hyper-consommation. Or, il y a trois degrés dans la consommation : la consommation maîtrisée, la consommation excessive ponctuelle et l’addiction qui correspond à la perte de contrôle.

En dernière analyse, on peut dire que l’addiction est un symptôme de souffrances relationnelles : je suis dépendant parce que les relations (à moi, aux autres, à la réalité) me font souffrir, alors qu’elles devraient me combler de joie.

 

QUE SE PASSE-T-IL QUAND UNE PERSONNE DEVIENT DÉPENDANTE ?

Éric Jacquinet : L’addiction détourne de la finalité initiale : la recherche du produit addictif devient la finalité. Cela empêche le déploiement de ce que je suis et de ma mission sur terre. Le corps en souffre et la personne se retrouve à genoux, dans tous les sens du terme : elle est épuisée et son addiction devient un sujet d’adoration. D’un point de vue spirituel, l’addiction est une idolâtrie.

Une addiction comporte quatre grandes caractéristiques :

  • Une dimension compulsive : liée au mécanisme de la récompense. Je retourne malgré moi vers ma source de plaisir. Ce « circuit de la récompense » a été mis en évidence par Olds et Milner en 1954 dans une expérience où des rats devaient appuyer sur un bouton pour stimuler la zone du plaisir dans leur cerveau. Les rats allaient appuyer jusqu’à 100 fois par minute. Tous sont morts, même les femelles allaitantes, car ils ont oublié de dormir, de manger, de boire. Ainsi, on voit que l’addiction peut être plus forte que l’instinct de survie et même l’instinct maternel. 
  • Une dimension d’accoutumance : je vais ressentir un plaisir de moins en moins grand avec la même dose consommée. Il faut donc augmenter les doses pour obtenir le plaisir attendu.
  • Une désensibilisation : je ne ressens plus la souffrance que m’inflige mon addiction ou que j’inflige aux autres.
  • Un déni : dans un premier temps, je ne vois pas que je suis pris dans un mécanisme de type addictif.

Mais quelle est la différence entre l’homme et le rat ? Le cerveau de l’homme possède des lobes frontaux développés qui lui confèrent la capacité de gérer son comportement. L’homme a donc un espace de liberté : c’est cet espace qu’il doit retrouver pour se libérer de son addiction.

 

QUELS SONT LES IMPACTS DE L’ADDICTION ?

Éric Jacquinet : Quand on est prisonnier du mécanisme addictif, les effets néfastes sont plus ou moins importants (selon l’addiction) dans les dix domaines suivants :

  1. L’intelligence : la personne est dans une logique de mensonge, de déni. Elle souffre, mais refuse de l’admettre. La vérité lui est souvent insupportable. Par ailleurs, elle a du mal à lire, à se concentrer, à produire un travail intellectuel.
  2. La volonté : elle semble paralysée. Quand il y a une prise de conscience des dommages collatéraux, il est très difficile d’arrêter.
  3. L’affectivité : la personne a des difficultés à contrôler ses colères et ses frustrations. Elle ne sait pas gérer ses besoins immédiats. Elle remplace ses émotions (joie, colère, tristesse, peur) qui la contrarient par des sensations qu’elle produit et connaît. Or, les émotions sont importantes, car elles ont du sens. Si, sur un chemin escarpé en montagne, j’ai peur, je deviens prudent. À l’inverse, si je remplace ma peur par une sensation zen, en fumant, je risque la chute par imprudence.
  4. La mémoire : elle est envahie par l’addiction et donc détournée de sa finalité. On mémorise des choses mauvaises qui éloignent de ce qu’il faut faire pour son propre bien.
  5. Le corps : il souffre, parfois grandement ; manque de sommeil, d’activité physique, fatigue, alimentation perturbée... C’est une forme d’automutilation, plus ou moins grave. On observe souvent une polyaddiction : l’arrêt brutal d’une addiction mène à une autre, car le corps attend sa « dose ».
  6. L’intériorité : le silence et la prière sont mis à mal par la surconsommation qui remplit un vide intérieur, sans succès véritable.
  7. La gestion du temps : l’addiction est chronophage, la notion du temps est brouillée, le sommeil est perturbé, les rendez-vous reportés ou annulés, la maison en désordre, etc.
  8. Les relations : la personne a du mal à s’ouvrir, à avoir de vraies relations centrées sur l’accueil et le don. Elle est centrée sur elle-même et la place pour l’autre diminue. Elle n’a pas beaucoup d’amis. La vie de couple est fragilisée. Par exemple, selon une étude, 46 % des divorces aux États-Unis sont liés à la pornographie.
  9. L’estime de soi : elle demeure très fragile. La personne se sent minable et sa perception négative d’elle-même nourrit son addiction. La honte peut être très forte quand cela concerne la pornographie pour un homme marié par exemple, ou l’alcool pour une femme qui s’en cachera.
  10. Le travail : la capacité à produire, à donner, à s’organiser est compliquée. La personne perd en efficacité.

Pour résumer, une perte de vie s’installe : la personne dépendante emprunte un chemin de mort progressive, d’ordre psychologique, spirituel, relationnel, qui peut aller jusqu’à la mort physique.

 

COMMENT NE PAS SOMBRER DANS L’ADDICTION ?

Éric Jacquinet : Nous sommes dans une société bouleversée par de nombreux maux, comme la crise écologique, le Covid ou la guerre, qui alimentent nos propres peurs et nos fragilités. Dans une conférence, Fabrice Hadjadj expliquait récemment que le monde ne croit plus à la vérité ni à la maîtrise du corps, il ne croit plus à un bonheur possible. Certains ont perdu toute confiance en l’avenir et préfèrent l’immédiateté d’un plaisir, car « demain la mort nous attend ». C’est une logique désespérée, celle de la « dernière cigarette ». Le rapport au travail est éphémère, car l’avenir est incertain et effrayant. On change de travail rapidement, on ne s’engage pas. Beaucoup ont renoncé à avoir des projets, à se construire un avenir. Ainsi, par exemple, 30 % des femmes en âge de procréer ne veulent pas d’enfant. Tout cela fait le lit d’un comportement addictif, car on a tous un besoin naturel de plaisir au quotidien.

Par ailleurs, certaines personnes ont traversé des drames. Elles doivent apprendre à gérer ces événements traumatisants de leur vie. Pour cela, certaines thérapies existent, comme la thérapie EMDR, reconnue par l’OMS en 2013 pour son efficacité dans le traitement des troubles de stress post-traumatique. L’expérience chrétienne est intéressante aussi, car elle nous aide à regarder en face nos fragilités et nous permet de les traverser, de les dépasser. Le Christ Jésus, c’est Dieu qui s’est fait homme, qui a connu nos souffrances et notre mort, et est ressuscité. Il a vécu sa passion et sa résurrection pour que nous aussi, nous fassions avec lui le chemin de la souffrance à la vie.

 

COMMENT SE LIBÉRER D’UNE ADDICTION ?

Éric Jacquinet : La première phase est celle du déni. La personne aime son addiction, car elle lui procure un bien immédiat. Elle ne mesure pas encore les conséquences négatives de son mécanisme addictif. Elle n’a pas conscience de souffrir et de faire souffrir. Dans un premier temps, tout va très bien.

Mais il y a un moment où la personne va prendre conscience qu’elle souffre et fait souffrir les autres, souvent suite à une série d’échecs, quand elle commence à entrevoir les graves conséquences ou la mort de près.

Pour s’en sortir, il faut un désir personnel, un déclic, et reconnaître son impuissance pour se libérer seul de ce mal et savoir qu’il y a une espérance possible. Et le chemin consistera à se battre pour la vie, pour la relation, pour le bonheur, mais pas contre l’addiction. Le thérapeute Victor Frankl, survivant de la Shoah, a construit sa logothérapie sur un fait simple. Dans le camp de concentration, il avait observé que tous les prisonniers qui s’en sortaient avaient un but dans leur existence. La personne qui souffre d’une addiction doit se demander quelle est sa finalité, son rêve, le but de sa vie et décider d’effectuer des petits pas dans cette direction. Et pour atteindre son but, la personne a besoin de croire qu’il est accessible. C’est l’espérance. Et, tout en étant déterminée, elle doit rester humble, connaissant ses faiblesses, pour les dépasser. Pour cela, elle aura besoin des autres. On ne se sauve pas tout seul.

 

COMMENT SE JALONNE LE CHEMIN DE RECONSTRUCTION ?

Pour se reconstruire, la personne humaine, qui est un être de relation, doit travailler sur quatre grands types de relations.

  1. Sa relation à soi : prendre soin de soi, de son corps, faire du sport qui génère des neurotransmetteurs positifs, manger équilibré, bien dormir, trouver des sources de plaisir sain en explorant la dimension de gratitude : chaque jour, je découvre un cadeau de ma journée et m’en réjouis.
  2. Sa relation à l’autre : réapprendre la relation à l’autre dans l’accueil et le don ; poser des petits actes de relation à l’autre au moment où la soif de l’addiction est forte. Par exemple, si je suis tenté par mon addiction, prendre des nouvelles d’un ami ou rendre service à quelqu’un.
  3. Sa relation à Dieu : accueillir la vie que Dieu nous a donnée, c’est-à-dire choisir la vie (Dt 30), apprendre à respecter la loi donnée par Dieu comme un chemin de vie, mais pas comme une contrainte ; Dieu est celui qui sauve, celui qui aime, qui bénit, la source de salut.
  4. Sa relation au monde réel : réajuster sa perception du temps, du travail, ce qui demande du temps.

Il s’agit d’un combat de la liberté, pour retrouver sa capacité à décider, et d’un combat de l’humilité : la personne doit se battre avec les armes dont elle dispose et accepter que ce soit long et difficile. La parabole de David et Goliath est ici intéressante : David – qui était trop frêle pour porter l’armure – s’est battu avec cinq petites pierres, mais il a gagné contre le géant Goliath, car il a fait preuve d’intelligence.

 

QUELLE EST LA PLACE DE JÉSUS ET DU DIABLE DANS TOUT CELA ?

Éric Jacquinet : Si l’addiction comporte une dimension psychologique, il y a aussi un aspect spirituel, car on confère à un produit ou à un mécanisme la possibilité de nous rendre heureux. Il y a un transfert de puissance : j’attends de cet objet un pouvoir, je le divinise. C’est un péché d’idolâtrie. Dans la Bible, l’idole est une petite statue de bois ou de pierre qui est divinisée, et dont on attend une bénédiction, un bien, une guérison, une protection. Ce qui est absurde et blasphématoire : Dieu seul bénit, guérit, protège, pas un morceau de bois !

Certaines addictions sont aussi liées à des péchés graves, comme l’adultère. Mais la paix, la joie, l’amour, le courage sont des dons du Saint-Esprit.

Diabolos signifie « ce qui fait écran », « ce qui se met en travers du chemin ». L’addiction fait écran, elle barre le chemin, elle comporte donc une dimension diabolique. Le degré varie, mais l’infestation peut être réelle. C’est pourquoi le sacrement de réconciliation (la confession) est très utile. Et le sacrement des malades aussi, car il a une véritable puissance de libération et de guérison. Les prières de libération – « protection, délivrance, guérison » – peuvent aussi être utilisées.

Jésus est comme un ascenseur pour atteindre le sommet qui correspond à la guérison : il est le Sauveur du monde. Il le dit lui-même : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs » (Mc 2,17). Notre combat contre l’addiction nous dépasse. Il n’est pas le nôtre, mais celui de Dieu : le Christ lui-même a vaincu le mal. Jésus s’est rendu fragile et nous rejoint dans notre propre fragilité sans nous juger. Il est proche de nous. Il n’y a pas de condition pour être sauvé, autre que celle d’avoir la foi, car la compassion du Christ se pose sur nous tous. Il y a parfois des guérisons miraculeuses et instantanées mais, le plus souvent, la guérison s’opère dans la durée. Si l’on demande au Christ Jésus la grâce d’être libéré de ce lien mauvais, cela peut produire l’effusion du Saint-Esprit : la joie incroyable d’être sauvés peut nous transformer en apôtres et nous conduire à témoigner : « J’ai vécu le Carême pour me purifier et, après Pâques, j’ai été illuminé par l’amour de Dieu, comme une Pentecôte. »

On peut bien sûr se libérer d’une addiction sans recourir explicitement à Dieu. Mais quand il faut grimper une tour de 200 étages, pourquoi monter à pied plutôt que prendre l’ascenseur ? On a dit que l’addiction était le signe de souffrances relationnelles. Si je ne suis pas en paix avec moi-même, que les relations avec les autres sont compliquées, que la réalité me trouble, alors j’ai tout intérêt à me tourner vers Jésus, car il est le Sauveur. Si je lui demande, il vient me guérir et me libérer de ce qui me trouble. Il m’ouvre à la relation avec les autres. Il m’aide à leur pardonner, à les accueillir comme ils sont. Et surtout, il me montre la valeur que j’ai aux yeux de Dieu. Voilà la clé de la libération de nos addictions !

Interview réalisée par Marie-Ève Bourgois

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