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À l'abbaye de Lérins, une foi insulaire ouverte sur le monde

© Maxime Dewilder

Au large de Cannes, dans le sud de la France, une vingtaine de moines de la congrégation cistercienne de Sénanque séjournent sur l’île Saint-Honorat. Ils vivent leur foi isolés, bien loin du tumulte de la côte, mais en gardant un oeil sur leurs contemporains.

Deux mondes séparés par un abysse. Sur la côte, Cannes, sa Croisette, ses strass et ses paillettes, son agitation mondaine. À environ trois milles nautiques (soit un peu plus de 5 kilomètres) de là, l’île Saint- Honorat, son abbaye, ses vignes, ses chapelles et son calme. La petite île de 1 500 mètres de long et 400 mètres de large est un havre de paix boisé de pins d’Alep, de chênes verts, de quelques cyprès et eucalyptus. Environ neuf hectares de vignes couvrent également près d’un quart de ce petit bout de terre ancré dans la Méditerranée. En son centre, l’abbaye de Lérins se dresse. Avec ses pierres aux tons clairs, les palmiers qui le bordent et la chaleur enveloppante, l’édifice transporte presque le visiteur devant une basilique mexicaine ou une église indienne, construite jadis par des missionnaires dont la foi n’avait d’égal que le goût de l’exploration et la curiosité.

Frère Marie, barbe grisonnante et débarqué à Saint-Honorat à la fin de l’année 1987, compte parmi les 24 moines de la congrégation cistercienne de Sénanque présente sur l’île. Il explique : « Notre mode de vie ecclésiastique associé à notre vie sur une île change complètement notre rapport au temps et aux événements. C’est comme si le temps n’existait plus. » Ici, les journées s’écoulent au rythme des sept prières, entre 4 heures 30 et 20 heures, selon la tradition cistercienne (ordre monastique de droit pontifical fondé à la fin du XIe siècle). Le reste du temps, les moines lisent, organisent les repas en communauté et en silence, s’accordent une sieste. Seule la cloche, qui appelle à la prière, découpe chronologiquement la journée. « Lorsque les gens repartent, ne serait-ce qu’au bout de trois jours, ils n’ont plus le même visage. Ils ont goûté à autre chose que le rythme effréné quotidien et semblent comme apaisés intérieurement », confie frère Marie.

Quelques heures de travail quotidiennes segmentent aussi le temps à Lérins. Les activités se déclinent sous trois formes : viticulture, hôtellerie monastique et séminaires. Le domaine viticole constitue la première source de revenus. Les moines produisent sept cépages sur leurs neuf hectares de vignes. À l’année, cela représente 35 à 40 000 bouteilles ; toute la production se fait en bio et de manière éco-responsable. « Si notre foi nous apporte une autre dimension, celle de l’espérance et de quelque chose de plus grand pour l’humain que la finalité terrestre, nous demeurons très engagés pour la planète », assure frère Marie. Il ajoute : « Attendre la fin des temps, ce n’est pas notre vision, il faut mettre la main à la pâte ! Nous investissons l’Évangile pour affronter les défis de notre époque. »

 

L’ESSENTIEL D’UN LIEU MONASTIQUE

L’hôtellerie monastique amène pour sa part 2 500 visiteurs par an, en quête de sens. Lérins n’est pas un camp de vacances, mais bien un endroit à part pour raviver, interroger ou même réaffirmer sa foi. Un homme d’une quarantaine d’années se présente à l’accueil de l’abbaye, où lui sont détaillés les sept temps de prière. Il s’excuse presque : « Je suis croyant mais non pratiquant ; j’assisterai néanmoins à tous les offices. » Arrivé un vendredi matin, il prévoit de repartir le lundi suivant. D’autres visiteurs se rendent sur l’île pour des séminaires. Cela va de la « retraite révisions » pour les bacheliers aux réunions de jeunes professionnels. Frère Marie précise : « Beaucoup de gens passent avec leurs questions spirituelles, leurs questions existentielles, d’autres avec leur mal-être. Dans le cadre de la prière, de l’accueil fraternel et du respect individuel que nous offrons, je remarque quelque chose de frappant : c’est le changement des visages à l’arrivée et au départ. Au départ, les visages sont plus détendus, ils expriment l’expérience d’un apaisement : les visiteurs se sont laissés toucher par Dieu. Ils repartent avec un peu plus de conviction dans leur foi, avec plus d’espérance, d’autres s’ouvrent à la foi, expriment le désir du baptême ou retrouvent le désir d’un chemin catéchétique et de la pratique des sacrements. L’accueil monastique redonne aussi le goût de la prière et une nouvelle curiosité pour les Écritures. Je pense que là est l’essentiel de notre lieu d’accueil monastique. »

 

UNE HISTOIRE RELIGIEUSE…

L’histoire de la vie religieuse sur l’île remonte au début du Ve siècle, lorsque Honorat d’Arles s’y réfugie, en quête de solitude. L’homme est toutefois suivi par ses disciples et un monastère est rapidement érigé. Selon la légende, Honorat serait à son arrivée monté sur un palmier sur les conseils de Dieu et aurait frappé la terre avec son bâton pour créer une vague de submersion et chasser les serpents qui infestaient l’île. Aujourd’hui, il y a bien des lézards et des geckos mais, en effet, pas de serpents ici (c’est une légende, car il n’y avait pas de palmiers sur l’île à l’époque). Au fil des siècles, de nombreux pèlerins de France et d’Italie découvrent l’île désormais nommée Saint- Honorat. Le lieu gagne en renommée et attire aussi, malgré lui, les pirates ! À tel point qu’au XIe siècle, la construction d’un monastère fortifié, ou tour monastère, est entreprise. Les travaux durent plus de trois siècles et l’édifice devient rapidement le pôle central de la vie monastique, comme en témoigne la translation des reliques de saint Honorat dans la chapelle Sainte-Croix du monastère fortifié, en 1391. Dans la tour se trouvent aussi un cloître, un réfectoire, une bibliothèque, des cellules pour les moines, toutes les extensions ayant été bâties au fil du temps. Actuellement en travaux de rénovation, la tour rouvrira ses portes aux visiteurs dans le courant de l’année 2024. L’île Saint-Honorat compte aussi sur son sol sept chapelles, dont la plus connue est celle de la Trinité utilisée une fois par an, à Pâques, pour l’office des laudes. L’histoire de l’île est faite d’attaques, de pillages, de départs forcés des religieux puis de leur retour… En 1869, la communauté cistercienne investit ce petit territoire et entreprend la construction de l’abbaye de Lérins.

 

… ET MILITAIRE

Les aspects religieux et militaires s’entremêlent sur l’île, comme en témoigne le monastère fortifié. Mais il n’est pas le seul. Certaines chapelles comportent, sur leur toit, des batteries de canons installées par les Espagnols au XVIIe siècle lorsqu’ils parvinrent à occuper Saint-Honorat. Deux fours à boulets sont aussi disposés de part et d’autre de l’île. Ils servaient à chauffer les boulets de canon avant de les tirer sur les navires assaillants. Les projectiles incandescents atteignaient plus de 800 degrés et devaient embraser les bateaux ennemis. Ces deux fours sont commandés à la fin du XVIIIe siècle par un certain Napoléon, encore général à l’époque. Si la technique défensive n’était pas des plus efficaces – il fallait trente minutes pour chauffer les boulets et les canons n’étaient pas très précis –, la fumée des fours jouait toutefois un rôle dissuasif. Aujourd’hui, il n’y a plus que neuf fours à boulets en France, dont deux à Saint-Honorat, deux sur l’île voisine de Sainte-Marguerite et les cinq autres en Bretagne. Un autre bâtiment militaire peut être aperçu à Saint-Honorat : un bunker. L’île, aujourd’hui si paisible, a connu un passé tumultueux : d’abord occupée par les troupes de Benito Mussolini en 1941, ce sont ensuite les forces du Troisième Reich qui s’en emparent à partir de 1942. Cette année-là, Adolf Hitler et ses seconds décident la construction de ce bunker pour empêcher un débarquement allié en Provence. Chassés par la guerre, les moines sont depuis revenus à Saint-Honorat pour, cette fois, n’en plus repartir.

Malgré son statut d’île, Saint-Honorat a toujours été ouverte sur le monde, comme en témoigne sa riche histoire religieuse et militaire dont les vestiges sont encore visibles aujourd’hui. Frère Marie conclut : « Ce n’est pas parce que nous vivons sur une île et que nous portons l’habit des moines que nous planons au-dessus de la réalité… Nous nous devons d’écouter et de suivre les changements de notre temps. »

 

INFOS PRATIQUES :

Pour se rendre sur l’île Saint-Honorat, direction le port de Cannes. Des navettes font l’aller-retour quotidiennement pour 18 euros. Le trajet dure 15 à 20 minutes. Il est conseillé de se renseigner au préalable, car la fréquence des navettes dépend de la saison. Concernant les retraites, le prix est libre, mais il est recommandé de donner entre 47 et 57 euros par nuit, les repas sont inclus.

04 92 99 54 00
abbaye.contact@abbayedelerins.com
https://abbayedelerins.com/site/fr/

Maxime Dewilder

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